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29/04/2024

Vivre jusqu'au bout

 

Selon Robert Ardrey, nous avons trois besoins psychologiques fondamentaux: de sécurité, de stimulation et d’identité. Dans mon parcours Cap Senior, qui propose de se préparer à la fin de la carrière professionnelle et au départ en retraite, j’invite les participants à examiner et surveiller ce qui, pour eux, se joue sur ces trois axes. En effet, la vie professionnelle constitue souvent l'un des principaux gisements de réponses à nos besoins psychologiques. Le désir accru de liberté, de loisir, la lassitude quand ce n’est pas la marginalisation qui surviennent en fin de carrière, peuvent nous abuser quant aux charmes réels de la retraite. L’oisiveté rêvée dissimule l’ennui possible, l’aspiration à plus de liberté le vide devant lequel celle-ci peut se retrouver, et l’on découvrira que n’être plus qu’un ancien « quelque chose » - comme les comédiens du film de Duvivier La fin du jour - constitue une identité sociale misérable. 

 

En fait, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de ces trois besoins. Il faut non seulement veiller à les satisfaire mais aussi à l’importance relative des réponses que nous leur allouons. Par exemple, j’ai vu le besoin de sécurité saborder les réponses qu’une personne aurait pu donner à son besoin de stimulation, le besoin d’identité faire prendre à une autre des vessies pour des lanternes et le surmoi pour l’idéal du moi, et le besoin de stimulation conduire une troisième à des prises de risque inconsidérées. Dans les séminaires de Cap Senior, je complète cet outil de gestion personnelle d’une réflexion sur la « psychologie positive » de Mihály Csíkszentmihályi. Ce psychologue a repéré une expérience vitale qu’il appelle le « flow », qui émane de la juste tension entre le plus haut degré de nos compétences, de notre créativité, avec ce qu’exige de nous la chose que nous avons à accomplir. Un signe du flow est qu’on donne le meilleur de soi-même sans voir le temps passer. En résumé, quand nous parvenons à multiplier les moments de flow, nous nous engageons dans une spirale ascendante, car la mobilisation de nos meilleures compétences les fera s’accroître ainsi que le terrain sur lesquelles nous pourrons les exercer. A défaut de cette adéquation, nous serons dans l’ennui ou le stress et dans la régression.

 

A ces considérations, j’ajouterai celles d’un essayiste américain, l’auteur de L’éloge du carburateur et de Contact : Matthew B. Crawford. A la fois biker et philosophe, Crawford revient souvent sur le rôle salvateur des sensations que nous procure un contact physique direct et actif avec le réel: ce que nous ressentons quand nous marchons sur le sol irrégulier d’une forêt ou quand notre moto s’incline dans les virages. Pour lui, le piège de l’aliénation est de laisser les technologies s’insérer entre nous et ce qui nous entoure, de perdre le contact charnel avec les reliefs et la rugosité du monde. On peut retenir que, pour Mihály Csíkszentmihályi comme pour Robert Ardrey ou Matthew Crawford, le bonheur n’est pas dans l’immobilité au sein d’une bulle qui éloigne le réel. Il est dans notre interaction directe avec ce réel. C’est par l’activité sensorielle, sensori-motrice, que nous vivons, nous sentons vivre et nous entretenons. 

 

Il est ainsi facile de comprendre comment on peut diminuer l’être humain. Chacune à sa façon, la manipulation mentale et la torture psychologique exploitent les trois besoins énoncés par Ardrey. La manipulation mentale s’en prend à notre besoin de sécurité en nous faisant peur d’une main et en nous offrant un secours de l’autre. On peut penser ici à la stratégie du choc, le « Nous sommes en guerre! » assorti des mesures protectrices et des injections salvatrices. A notre besoin d’identité, la manipulation mentale proposera d’endosser un rôle calculé à dessein, celui par exemple d’un bon petit soldat qui a gagné le droit de persécuter les mécréants. Cette chasse, ce faisant, captera le besoin d’excitation afin d’orienter son énergie dans le sens voulu par les montreurs de marionnettes. Manipulé, l’être humain, dont la spécificité dans l’évolution des espèces est la capacité à penser, donc à s’émanciper des mécanismes matériels et instinctifs, régresse du fait de la substitution à son libre-arbitre, à son « moi pensant », de réflexes téléguidés. Nos sociétés actuelles, entre abondance de tentations et d’injonctions, avec l’omniprésence que confère à celles-ci l’Internet et l’efficacité de l’ingénierie sociale, constituent la matrice la plus puissante qui ait façonné des êtres humains au cours de l’histoire. 

 

La diminution d’une personne par la torture psychologique recourt à un processus différent. Celui-ci, pour aller vite, fait appel à l’isolation sensorielle et relationnelle, aux irruptions imprévues et incontrôlables dans l’espace intime. Il ancre chez le sujet un sentiment d’impuissance et de dépendance, qui le conduit à se laisser aller, à s’abandonner. Si la matrice qui nous manipule et nous formate n’a rien que de banal, - il suffit de savoir observer et s’observer soi-même pour en repérer le processus - en revanche, on pourra penser que la torture psychologique n’est pratiquée que dans des lieux bien précis, dérobés évidemment à la connaissance du public. Cependant, il y a des chances que vous passiez parfois devant de tels lieux sans vous en rendre compte.

 

Comme je l’ai écrit plus haut, c’est tout au long de notre vie qu’il convient de s’intéresser à la satisfaction de nos besoins psychologiques et, s’il y a de ce point de vue une période de notre existence qui est particulièrement critique, c’est probablement la dernière, celle de la vieillesse. En effet, quand les forces diminuent, quand la fatigue vient vite au corps et à l’esprit, on peut être tenté de rester dans son fauteuil devant la télévision. On peut se dire que s’il n’y avait pas le jardin à entretenir, le ménage à faire, les repas à préparer, tout serait mieux. L’autre jour, dans mon dernier séminaire sur l’économie et les besoins humains, le sujet des « maisons de retraite » ou  EHPAD est venu dans la discussion. Les EHPAD sont censés apporter des réponses à l’état des personnes que la vieillesse diminue et aux familles qui n’ont pas le temps, les moyens ou le désir de les prendre en charge. Bref, rassurons-nous, la société est bien organisée: pour leur bien et le soulagement de leurs proches, on a une case feutrée où ranger les vieux. Là-dessus, un livre a fait voler en éclat cette sérénité collective: Les fossoyeurs, de Victor Castanet. Depuis lors, les langues se délient et l'on découvre, horrifié, qu’un hébergement des plus coûteux peut être aussi l’un des plus inhumains et des plus déshumanisants. On découvre que, dans un tel environnement, la spirale vertueuse décrite par Csíkszentmihályi peut se dévaler dans le mauvais sens, d’autant moins dénoncée qu’elle est trompeusement associée au processus naturel du déclin. Mais, plutôt que crier haro sur certaines enseignes, je dirai que, globalement, c’est le concept même d’EHPAD qu’il convient de questionner. 

 

Dans ce concept lui-même sont en cause trois représentations mentales qui participent d’ailleurs du même esprit. D’abord, il s’agit de la représentation que nous nous faisons de l’être humain lui-même, qui procure son fondement aux solutions proposées: l’être humain est un corps qu’il s’agirait de faire durer le plus longtemps possible. Entendez par là que, loin d’avoir une vision de l’être humain en interaction dans un environnement, on l’isole et le réduit - et on réduit les solutions que l’on élabore - aux pathologies de son vieillissement. En deuxième lieu, émanant du même esprit, il y a la vision industrielle du traitement des problèmes. Je me souviens d’une affiche dans le bureau d’un collègue; « Quand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous ». Notre marteau, c’est la représentation industrielle de la performance. Il y a des usines spécialisées dans la production de charcuterie, d’autres dans les conserves de légumes, et c’est ainsi que l’on atteint à l’excellence. Il y aura donc des usines à traiter les vieux: dans l’esprit de les protéger au mieux, on va donc créer un environnement spécifique et y enfermer les personnes concernées. Or, c’est cet environnement qui est le problème. 

 

La troisième chose est la motivation qui suscite les créateurs de solutions telles que les EHPAD. La charité chrétienne a longtemps assuré un soutien aux blessés de la société et, notamment, multiplié les hospices. Rappelons que le mot charité, caritas en latin et agapé en grec, désigne à l’origine l’amour fraternel. L’Etat prit un temps le relai, mais il n’a plus aujourd’hui qu’une obsession: se désengager et renvoyer au secteur privé le soin d’imaginer des solutions aux souffrances du peuple. Restent donc les capitaux à la recherche de marchés rentables qui motivent l’essentiel des créations. D’autant plus qu’une croyance s’est largement répandue qui séduit les bonnes âmes: celle de pouvoir faire le bien tout en s’enrichissant. 

 

Le résultat, ce sont d’abord des populations de vieillards concentrées dans un même lieu dont, au surplus, on finit par sortir rarement. A part les contacts fugaces avec les soignants et le personnel de service, à part les visites des membres de la famille dont l’expérience montre qu’elles se raréfient au fur et à mesure que les mois passent, on peut estimer que pour 99% du temps, dans un EHPAD, on est soit dans la solitude, soit entre vieux qui se renvoient une image de leur entropie. Si l’on veut voir des êtres plus jeunes, des enfants, dans la mesure où l’on en est encore capable il faut sortir. Les journées se passent dans une oisiveté fascinante qui mène rapidement à une sorte de léthargie. A elles seules, ces deux caractéristiques de la vie en EHPAD montrent à quel point la stimulation, qui est une des ressources de la vie, est réduite à presque rien. En comparaison, une journée banale dans le monde au delà des murs est d’une richesse extraordinaire. Le passage du facteur, la visite du voisin, les trois pas pour aller chercher son pain, les bavardages impromptus, le petit ménage à faire, les conversations avec le chat ou la promenade du chien, les plantes à arroser, toutes ces petites obligations et bien d’autres, plus que des fatigues sont des stimulations qui, par l’effort requis, entretiennent en nous un certain niveau de conscience et d’énergie, en un mot: d’existence. Il me revient l’histoire de cet homme encore en bonne santé que son épouse avait réussi à convaincre de vendre leur maison pour vivre en appartement. La perte de son jardin l’a plongé dans une dépression qu’il n’avait pas anticipée et dont il ne s’est jamais remis. La fenêtre sur le monde que prétend être la télévision ne remplace pas ce morceau de nature où de multiples perceptions varient avec les saisons, ce lieu d’expériences sensori-motrices où exprimer sa capacité à créer et produire, et aussi son goût du partage et peut-être même son amour. Pensez aux tomates et aux courgettes que l’ancêtre est si heureux de cultiver et d’offrir à ses enfants. Gardons-nous également de mépriser ce sentiment d’être utile qui est chevillé à notre âme au point, s’il n’est pas satisfait, d’engendrer une dévalorisation de soi dramatique. 

 

Mais parlons aussi du sort de l’identité au sein de ces établissements. Certes, tout le personnel a appris - à l’instar des commerciaux des plateformes téléphoniques - qu’il faut appeler les gens par leur nom. Cela permet d’ « établir le contact », leur explique-t-on. Dans la mesure où il est courtois et compétent, je ne critique pas le personnel de ces établissements: que pourrait-il faire de plus ? Mais l’identité n’est présente que lorsque conversent deux personnes qui se connaissent bien. Que reste-t-il, derrière mon nom, quand tout ce qui faisait ma vie a été définitivement naufragé, que mes interlocuteurs quotidiens ne savent quasiment rien de moi et qu’il ne me reste plus que ce radeau: une chambre avec un écran de télévision, un fauteuil à roulette et un livre que l’on repose après l’avoir à peine ouvert ? Vous pouvez me dire « Bonjour Monsieur Groussin, avez-vous bien dormi cette nuit ? » que, même si vous attendez et écoutez ma réponse, ce « Monsieur Groussin » en entrant ici est devenu une coquille vide. On peut imaginer qu’auparavant, sans remonter à sa carrière professionnelle, il était plus qu’un nom: c’était quelqu’un qui faisait du vélo et pratiquait une bizarre gymnastique chinoise; qui vivait dans une maison dont la bibliothèque reflétait une vie intellectuelle bien remplie; qui essayait de cultiver un jardin et, entre autres milliers de choses qui ont été balayées, qui parlait avec ses chats et avait au bistro des rendez-vous hebdomadaires avec des copains. Quelqu’un qui pouvait perdre la mémoire mais qui, à la faveur d’une conversation, pouvait retrouver des souvenirs. Quelqu’un qui - le plus important peut-être - avait des projets. Qu’en reste-t-il ?

 

Et les regards ? Le regard des autres est un miroir redoutable. Redoutable parce que les projections qu’il recèle peuvent nous incliner à déchoir. Les regards que l’on pose sur ma personne dans de telles institutions, que me suggèrent-ils de moi ? Dans les années 60, Rosenthal et Jacobson ont mis en lumière ce qu’ils ont appelé « l’effet Pygmalion »: la représentation que nous nous faisons de l’autre, qu’elle soit vraie ou fausse, influence à notre insu et au sien l'évolution de celui-ci. Alors, ce que peuvent me communiquer les regards de l’institution, ce sont au mieux de dérisoires éléments d’identité. Pour le personnel de service, je me résume à un numéro de chambre, je suis cette porte 104 ou 223 qui n’aime pas le poulet, que les autres pensionnaires agacent et qui déteste BFMTV. Pour le toubib de passage, mon identité se réduit à une prise de sang, à un taux de cholestérol qui justifie la prescription de statines, et ce sera tout l’objet de notre brève conversation. Je n’aurai même pas le droit d’évoquer d’autres formes de traitement plus naturelles: le cerveau, c’est lui, je sortirais de mon rôle assigné et lui ferais perdre son temps. Pis encore seront les regards si je deviens un pensionnaire à problème - malade, irascible ou indiscipliné - qu’il faut « protéger contre lui-même ». Il ne s’agira alors plus de l’effet Pygmalion, mais de son pendant maléfique: « l’effet Golem »!

 

« Protéger quelqu’un contre lui-même... » Se pose ici la question fondamentale: qu’ai-je le droit de décider quant à mon propre sort ? Dans Cap Senior, l’un de mes personnages fait l’expérience du flow de Csíkszentmihályi: à la retraite depuis quelques années, il est tombé amoureux d’une maison, l’a achetée et, aux côtés des ouvriers, participe à sa restauration. Il a eu une alerte de santé, en a réchappé et est revenu sur le chantier. Finalement, une fois les travaux finis, il n’aura guère le temps d’en profiter. Sa veuve dira: « C’est elle qui l’a tué ». Et c’est l’occasion pour les participants de réfléchir à cette question qui fut posée au futur Alexandre le Grand: « Entre une vie longue et fade et une vie glorieuse mais brève, laquelle choisis-tu? ». Ramenée à nos existences moins légendaires et au sujet de cette chronique, cette question peut devenir: vivre, vivre au mieux, vaut-il la peine de risquer de vivre moins longtemps ? Mais, de nos jours, alors que paradoxalement dans certains milieux l’on prône le droit de se faire euthanasier, il semble que nous n'ayons pas celui de nous accorder un tel choix. Les familles prennent souvent le dessus sur les intéressés qui, eux-mêmes, craignant de devenir un fardeau, acceptent de s’effacer. La veuve de mon personnage, si elle l’avait pu, lui aurait probablement dénié le droit de se poser cette question. Un autre de mes personnages se risquera à dire: « Il aura été vivant jusqu’au bout ».

 

Sans invoquer le moindre mauvais traitements, les personnes qui ont placé un proche en institution constatent parfois que, dès lors qu'il a été retiré de son écosystème habituel, un changement s'est opéré, son déclin s’est accéléré. Je crois que ce que j’ai évoqué de nos besoins psychologiques en m’appuyant sur Crawford, Ardrey et Csíkszentmihályi, suffit à comprendre le phénomène. « Mais que pourrait-on faire d’autre ? On voit bien que vous n’avez pas eu à vous occuper d’un Alzheimer, vous ! » Il se trouve que j’en ai une idée assez précise mais surtout que notre société est la première à ma connaissance à s’être construite sur la séparation des générations et ainsi à concentrer les vieux avec les vieux. La famille pyramidale, la communauté, ont disparu au sein desquelles on gardait l’ancêtre gâteux en lui laissant malgré tout - parce que la vie était trop dure pour entretenir des inutiles - quelques tâches à sa mesure. Celles-ci lui procuraient un sentiment d’utilité et tout le monde y gagnait, du moins quant à l’essentiel. Cela allait alors de soi. Aujourd’hui, ce qui va de soi est de sous-traiter, autant que faire se peut, tout ce qui relève d’un encombrement chronophage. Ainsi, nous avons des robots pour les tâches domestiques et, pour les vieux, des institutions ad hoc. Cependant, ne nous jetons pas la pierre trop vite! C’est sous l’effet de la matrice que j’ai évoquée plus haut que les personnes et la société sont devenues ce qu’elles sont. Il serait vain d’attendre les solutions d’un retour en arrière. Indépendamment des affects que nous avons pris l’habitude de privilégier, notre environnement ne s’y prête plus: les logements de la famille mononucléaire sont exigus; dès le matin, mari, femme et enfants s’égaillent dans les espaces spécifiques organisés par la société industrielle; et le tissu de la communauté locale est trop effiloché qui pouvait assurer une entraide. Simultanément les oeuvres de la charité chrétienne manquent de moyens et, comme je le disais aussi plus haut, l’État se désintéresse des souffrances du peuple et est devenu le VRP du « privé ». Or, le privé veut de la rentabilité et, dans ce domaine, elle est difficile à trouver. Il nous reste donc à inventer l’avenir et cela est parfaitement possible pourvu que nous déjouions les pièges intellectuels des modèles économiques dominants qui ont la prétention d’être les seuls efficaces et viables.

 

(à suivre)

05/03/2024

Gaspillages

 

La génération qui a précédé celle de mai 68, même dans la petite bourgeoisie de province où je suis né, jetait peu. Je revois ma mère dans les années 50 qui ravaudait mes chaussettes avec un œuf en bois. Afin de les protéger d’une usure trop rapide, nos souliers de gamin étaient ferrés comme les sabots des chevaux. On gardait des vieux tissus pour astiquer les chaussures et des bouts  de papier ou d’emballage pour y prendre des notes. On cuisinait des morceaux de viande longs à cuire au lieu de s’en tenir à l’entrecôte « recto verso » à la poêle: ainsi y avait-il moins de perte sur la bête abattue. La génération d’après - c’est-à-dire la mienne, celle du « il est interdit d’interdire » - découvrit les débuts de la production de masse, du sexe et du crédit faciles, de l’indifférence aux déchets. En résumé: de l’abondance bon marché. Quelques années de plus et apparurent dans les appartements des dressing-rooms où s’entassent les achats d’impulsion: vêtements portés une ou deux fois et innombrables paires de chaussures. S’il est un expert des sept péchés capitaux qui s’est glissé dans notre matrice culturelle pour encourager cette gabegie, il faut aller le chercher du côté des gens de marketing.

 

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu du respect pour les objets. De source d’abord sentimentale - l’objet fidèle qui rend tous les jours ses services ou qui est associé à des personnes ou des souvenirs aimés - ce respect s’est enrichi d’une réflexion que résume bien la formulation chrétienne: « fruit de la terre et du travail des hommes ». Chaque objet manufacturé est en effet le fruit de la terre et du travail des hommes. A ce titre, il mérite d’être traité avec respect. J’ajouterai, s’agissant des aliments d’origine animale: « issu d’une vie sacrifiée ». Si jeter des objets est dommageable pour la gestion des ressources terrestres, jeter de la nourriture est pour moi scandaleux et jeter de la viande est sacrilège.

 

Le jour où mon deuxième enfant est né, en redescendant de la maternité, j’ai traversé la rue et me suis laissé tenter par une cafetière électrique aux formes futuristes. J’avoue que j’ai profité de l’immobilisation de mon épouse pour reléguer le vieux machin qui donnait - selon moi - un mauvais goût. C’était en 1988. Il y eut sans doute une erreur dans la programmation de l’obsolescence car ce produit typiquement industriel fonctionne encore parfaitement. Tout en faisant le café qui me convient, il me rappelle un évènement heureux de ma vie. Ses formes maintenant datent un peu, et alors ? Jeter un objet fonctionnel, c’est, pour le remplacer, susciter inutilement une consommation d’énergie et de matière qui va de l’extraction et de la transformation au transport et à l’occupation d’un rayon dans un magasin. Car, si on y pense suffisamment, s’il y avait moins d’objets produits, il y aurait non seulement moins de matière et d’énergie consommées, mais aussi moins de carburant brûlé sur les routes ou les océans à les transporter, moins d’usure des véhicules et des chaussées, moins d’espaces de vente à construire, à entretenir et à climatiser.

 

On a parlé ces jours derniers d’un stock de livres détruit je ne sais où: la librairie avait fait faillite. Ce gâchis de livres est plus fréquent qu’on ne pense. Il y a quelques mois, un matin, une amie m’appela au téléphone, affolée. Près de chez elle, un vieux monsieur avait été transféré dans un EHPAD et sa riche bibliothèque se retrouvait sur le trottoir. Au surplus, « l’exécutrice » - je ne sais pas à quel titre elle l’était - avait sollicité un artisan afin qu’il débitât le mobilier à la tronçonneuse et l’évacuât le plus vite possible. Ce brave homme avait eu heureusement un haut-le-coeur en voyant la salle à manger qu’on lui demandait de détruire, ce qui la sauva. Mon amie et moi, quant à nous, nous sauvâmes ce que nous pûmes des livres jetés à même le trottoir, c’est-à-dire pas grand chose. Mais quelle passion aveuglante empêchait-elle cette femme d’avoir un regard objectif sur les objets ? 

 

A vrai dire, alors qu’on nous rebat les oreilles de l’écologie et que l’Etat prend sur le sujet les décisions les plus incohérentes, il est de plus en plus difficile de prolonger la vie des « vieilles choses », quel que soit leur état. Sans doute est-ce parce que la mode - mais aussi la facilité - accélérant leur vieillissement les multiplie. Je frémis encore en pensant au bureau que j’avais acheté pour l’un de mes fils alors qu’il entamait des études supérieures. C’était un bureau de chez Ikéa, de ceux que l’on appelle « ministre ». Ce n’était même pas une « vieille chose ». Il n’avait servi que quelques années, le temps pour mon fils de passer du diplôme à l’emploi, et il était en très bon état. Lorsque je quittai la région parisienne, je n’avais pas de place pour lui dans ma maison de Vendée. Je tentai de le donner. En vain. Ce n’est pas qu’il ne plaisait pas, c’est qu’il n’intéressait personne, même pas Emmaüs. Il a fini fracassé sur le trottoir, en bas de l’immeuble, le jour de l’enlèvement des monstres. Son bois n’aura sans doute même pas servi à faire du feu. Ce souvenir explique l’illustration que j’ai choisie pour cette chronique: on envoie à la décharge des meubles encore fonctionnels pendant qu’ikea, pour continuer à produire, accapare des terres en Nouvelle-Zélande. 

En Nouvelle-Zélande, Ikea accapare des terres et menace les écosystèmes indigènes.png

Il faut multiplier les moyens de faire connaître à ceux qui pourraient être intéressés la disponibilité d’objets dont les propriétaires ne veulent plus avant qu’is soient détruits. Des initiatives comme cette page de dons sur Facebook sont à multiplier: https://www.facebook.com/groups/2726076914112244 . Le mérite de celle-ci est multiple: conserver leur utilité à des objets, alléger les budgets des ménages, mais aussi le faire au plan local, ce qui élimine la nécessité d’emballer et de transporter au loin. C’est aussi un encouragement aux interactions humaines et ce n’est pas rien. On peut ainsi rêver d’un marketing des choses de deuxième main qui serait aussi efficace que celui du neuf. Mais, au delà de ces outils, il y a aussi  à mettre en oeuvre une mutation culturelle. Jean-Claude Michéa parle du « complexe d’Orphée » qui pèse sur notre époque. En résumé: tout ce qui est d’hier est laid et dépassé, tout ce qui vient du futur est louable. Le sujet du philosophe embrasse plus large que la récupération d’une vieille horloge ou d’un lot de livres à l’abandon. Il s’agit aussi de nos histoires, de nos traditions, de nos valeurs, de notre éthique. 

 

Il y a ceux qui aiment se sentir le prolongement d’une histoire et ceux qui ne jurent que par la nouveauté. Je fais partie des premiers. Par exemple, j’ai fait restaurer une bonnetière vendéenne qui fut vraisemblablement donnée à mon arrière-grand-mère lorsqu’elle se mit en ménage. A l’achat d’un nouveau meuble produit par des robots au diable Vauvert, j’ai préféré rémunérer des artisans d’ici, qui, dans les règles de l’art, ont repris le geste d’un autre artisan du XIXe siècle. Retrouver cette culture ferait sans doute plus de bien au plan écologique et social que la diffusion des véhicules électriques. 

28/02/2024

Sans la moindre prétention réaliste

 

Des couleuvres, nous en avons avalé. Ils nous interdisaient tout ce que nous désirions et nous imposaient tout ce que nous refusions. Les normes pleuvaient, les unes pour nous rendre impossible le mode de vie que nous voulions adopter, les autres pour nous priver d’informations que nous jugions indispensables à cette fin. Un exemple emblématique: nous subîmes en même temps l’interdiction d’élever nos propres volailles et la suppression de l’étiquetage détaillé permettant de connaître l’origine et le mode d’élevage de celles que l’on trouvait dans les magasins. Puis ce fut au tour des variétés végétales: il fut répréhensible de cultiver dans son jardin certaines plantes aromatiques: des « chercheurs » avaient subitement découvert qu’elles étaient dangereuses et que nous étions trop stupides pour savoir les utiliser. Il ne se passait ainsi guère de mois sans qu’une nouvelle « étude scientifique » n’avertît des dangers de telle ou telle chose jusque là banale. On vit des gendarmes pénétrer dans les jardins et prendre en photo des fanes de carotte qu’ils étaient incapables d’identifier. 

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En fait, le rêve des « élites » se concrétisait à marche forcée. D’une part, il s’agissait d’avoir sous contrôle tout ce que la population pouvait absorber ou utiliser, et pour cela que tout fût exclusivement produit par le cartel des compagnies mondialisées. Cela entraîna, parmi des dizaines d’activités, la mort des petits éleveurs et restaurateurs locaux. D’autre part, au motif de gérer au mieux les ressources terrestres, il fallait que l’administration sût tout de la vie de chacun. Avec ce leitmotiv qui se voulait logique et rassurant: « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre! ». Bien évidemment, l’intelligence artificielle était le maître d’oeuvre auquel tout cela était confié. Ses décisions, jamais, n’étaient remises en question par qui que ce fût d’officiel. Il est d’ailleurs probable qu’elles n’étaient même pas analysées: l’essentiel était que les masses fussent sous contrôle. 

 

Adaptation en survie

 

Au début, nous qu’on appelait « les divergents » avec le frisson qu’on peut avoir en voyant une araignée ou un serpent, nous soulagions nos agacements et nos colères sur les Réseaux sociaux où nous croisions quelques pseudos en souffrance comme nous, mais sans autre résultat que d’attirer des nuées de trolls grossiers et de nous retrouver fichés par les services de sécurité. Un sentiment d’impuissance enragée s’était mis à nous empoisonner et cela d’autant plus qu’à l'époque ceux qui ne partageaient pas notre vision des choses et de l’existence humaine nous traitaient ouvertement avec dérision. Pourquoi nous compliquions-nous ainsi la vie ? Tout n’allait-il pas pour le mieux ? Tout n’était-il pas finalement tout simple ? Ah! la simplicité (ou plutôt la simplification)! Que de gâchis, pour ne pas dire que de crimes, ne commettait-on pas en son nom! Pour nous, les enjeux étaient bien ailleurs que dans l’accès à une vie toujours plus « simplifiée », du moins celle qu’offrait cette société qui simplifiait surtout l’humain, le réduisant à des réflexes conditionnés. 

 

Au milieu des frottements quotidiens de nos opinions avec l’esprit du temps, le coeur de notre résistance était notre refus d’une vision mécaniste de l’humain, d’une existence ramenée à la représentation que s’en faisaient et voulaient nous imposer les trans-humanistes. A partir du moment où l’humain n’est rien de plus que l’animal-machine de Mallebranche, une mécanique un peu plus sophistiquée que les autres mais une mécanique quand même, tout sacré disparait. On peut s’enrichir avec le commerce des organes, transformer le ventre des femmes en usine, produire des chimères dignes de l’Ile du Docteur Moreau. Cette lueur qui émergea, un jour, de l’évolution du cerveau de notre espèce, qui lui fit se poser au cours des millénaires les trois questions de Gauguin: « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? », n’était à les entendre qu’un épiphénomène négligeable. Ces interrogations n’étaient que délires et des notions telles que la transcendance, la liberté, la magie ou la poésie n’étaient qu’illusions. Le matérialisme moral et philosophique résumait l’alpha et l’oméga de l’aventure humaine. Notre histoire elle-même, l’histoire qu’ont vécue les peuples au cours des siècles, était disqualifiée. Car, lorsque le seul repère est l’invention technologique, hier est toujours arriéré par rapport à aujourd’hui. La mémoire n’est qu’impedimenta qui peuvent ralentir la marche forcée. L’amnésie devient la première des vertus des peuples, avec son corolaire: l’iconoclasme. 

 

Nous, les « divergents », nous souffrions chaque matin de nous réveiller dans ce monde qui était de moins en moins le nôtre. Nous souffrions d’être dépossédés en permanence de ce qui nous était cher. Nous faisions partie nous-mêmes, finalement, de ces vieilleries bonnes à jeter à la poubelle, que les médias ne manquaient aucune occasion de dénoncer. « Qui voudrait vivre comme les Amishs ? » répétaient-ils sottement en nous caricaturant.

 

Las des joutes verbales stériles et déprimantes, nous désertâmes les réseaux si peu sociaux et nous mîmes à chercher nos semblables au delà de notre voisinage habituel. Nous constatâmes qu’ils étaient plus nombreux que nous ne le croyions et même que, dans l’ombre, notre nombre ne cessait d’augmenter. De villages à villages, de cités à cités, des liens discrets se tissèrent entre ceux qui, comme nous, rejetaient le genre de société vers lequel, de gré ou de force, on nous entraînait. Nous retrouver en définitive aussi peu isolés nous apporta dans un premier temps de l’apaisement. De ce fait, nous laissâmes de moins en moins prise à l’agressivité que l’effet miroir favorisait. Tout au contraire, nous résolûmes de ne plus jouer le jeu qui consistait à exacerber les clivages. Des années passèrent où nous continuâmes d’avaler des couleuvres mais au cours desquelles le gros de la population nous reconnut de plus en plus comme de « bonnes gens ». Si l’on persista à nous regarder avec perplexité et incompréhension, cette sociabilité que nous manifestions développa l’écoute de ceux qui ne partageaient pas nos convictions. Comme l’avait écrit il y a deux ou trois décennies l’un de nos ancêtres résistants: « c’est dans l’intimité que les idées peuvent évoluer ». Et non sur la place publique des réseaux sociaux où les pugilats verbaux ne faisaient que les figer et les enraciner. 

 

Nous nous prîmes à espérer que le pouvoir pourrait un jour échoir à des groupes plus favorables aux valeurs, aux formes économiques et au mode de vie que nous défendions - ou qui remettraient à tout le moins un peu de liberté dans l’organisation de la société. En quelque sorte, nous appelions de nos voeux une sorte d'empereur Constantin. Au IVème siècle, celui-ci n’avait-il pas fait du christianisme la religion officielle de l’empire, alors même que les chrétiens ne représentaient que dix à quinze pour cent de sa population ? Funeste espoir. D’élections en élections, nous ne connûmes qu’une succession de promesses lénifiantes aussitôt trahies. Au nom de la liberté, chaque nouveau régime ne fit que rendre plus étroit le carcan qui enserrait une population molle et soumise. Au nom de la liberté d’expression, dans tous les domaines la censure prospéra. 

 

Après des épisodes brutaux qui firent quelques morts et beaucoup de blessés et que l’Etat avait justifiés par la nécessité de faire respecter l’ordre et de libérer des territoires publics occupés par des squatteurs, la répression des divergents que nous étions avait évolué vers une double forme de harcèlement. Harcèlement, que j’ai évoqué, sur les réseaux sociaux, où des armées de trolls rémunérés s’efforçaient de ridiculiser nos opinions, de nous culpabiliser et désigner à la vindicte publique. Mais surtout, harcèlement administratif et policier, fait de vagues successives d’ordonnances et de décrets que suivaient des vagues de contrôles tatillons et humiliants et de taxations coûteuses.

 

"Et maintenant ?" 

 

Nous faisions ainsi le gros dos depuis des années quand la nouvelle génération commença à s’agiter. « Tout ce que vous avez fait, dans la violence ou la non-violence, à quoi cela a-t-il servi ? Nous vivons furtivement, nous trouvons sans cesse des accommodements avec cette tyrannie que beaucoup autour de nous ne ressentent pas, nous survivons à moitié étouffés en continuant d’espérer on ne sait quel miracle... Et alors ? Et maintenant ? » Ce « Et maintenant ? » devint une sorte de cri. Il réveilla ceux qui en avaient assez de cette adaptation de survie, plus particulièrement les jeunes évidemment mais aussi, parmi les anciens, ceux qui avaient su garder la mémoire de ces décennies d’existences à demi-clandestines. Car le piège est de perdre la mémoire et, de ce fait, de trouver au présent une sorte de normalité. Avec ce « Et maintenant ? » ce fut comme si un courant électrique se répandait à nouveau dans nos réseaux. Une effervescente nouvelle qui, provoquant d’abord des précipitations maladroites, entraîna quelques dérives violentes que l’Etat, quelque peu surpris, ne manqua pas de réprimer durement. 

 

Puis, un soir, une idée surgit. 

 

Un anthropologue de la fin du XXème siècle avait théorisé la théorie des Possibles, Impossibles et Non-impossibles: selon lui, un monde se définissait pas ces trois paramètres. Tant qu’on ne les ébranlait pas, on ne pouvait changer ni de vie ni de société. Les nôtres pouvaient se résumer à la formule latine: hic et nunc. Or, un soir, lors d’une réunion, l’historien de service avait évoqué avec nostalgie ce 16 septembre 1620 où une centaine de Puritains avait quitté l’inhospitalière Angleterre pour créer son propre monde de l’autre côté de l’Atlantique. Il l’avait évoqué avec nostalgie car, disait-il, il n’y avait plus sur la planète de terres vierges où nous pussions fuir et nous installer. Une débat un peu vif s’ensuivit car, firent remarquer certains, ces terres n’étaient pas vraiment vierges et l’on sait quel fut le destin auquel cette immigration accula les peuples natifs. L’historien commençait à se défendre lorsque quelqu’un fit remarquer que la vraie question n’était pas là: les Pilgrim Fathers avaient pu fuir, nous ne le pouvions pas!

 

- A quoi cela sert-il, alors, d’évoquer cette vieille histoire ? 

 

A quoi un autre répondit: 

 

- Est-on vraiment sûr qu’il n’y a pas de pays où nous serions accueillis avec bienveillance ? 

 

- On en a parlé mille fois, on a évoqué des possibilités, par exemple au Portugal, en Russie, en Amérique latine, en Afrique noire, etc. Mais on n’a jamais dégagé le moindre consensus. Et maintenant, à force de tergiverser, c’est de toute façon trop tard!

 

- Pourquoi est-il trop...

 

- Moi, j’ai une proposition à vous faire! On émigre dans notre propre pays!  

 

La jeune femme qui avait prononcé ces mots attendit que le calme revînt puis développa son idée. Nous étions nombreux. Certes, furtifs, diffus au sein de la société, mais nombreux, très nombreux. Imaginons d’abord que nous décidions d’émigrer, peu importe où. De quel métiers, de quels équipements, aurons-nous besoin ? Quelle est la population à atteindre pour former une communauté viable ? 

 

Dans l’assistance, un vieux s’agaça: 

 

- A quoi cela sert-il de calculer tout cela puisqu’on ne sait pas où aller ?

 

- Je vous demande de mettre entre parenthèse le sujet de la destination et de faire pour le moment « comme si », lui répondit gentiment la jeune femme. 

 

L’homme haussa les épaules en grommelant. La discussion reprit et devint de plus en plus animée au fur et à mesure que le rêve se nourrissait. 

 

Deux heures plus tard, les grandes lignes de l’émigration était largement ébauchées. Pour avancer encore, il faudrait pousser l’étude plus loin, amasser davantage d’informations...

 

- Et maintenant ? » reprit le grognon qui, un temps, avait éprouvé du plaisir à l’exercice mais se retrouvait face à son réalisme.

 

- On repasse en revue les pays où nous pourrions nous installer ?

 

La jeune femme attendit un moment, puis posa à nouveau sa première question :

 

- Et si nous émigrions dans notre propre pays ? 

 

- Que veux-tu dire ? On rachète des villages en ruines et on s’y installe ?

 

- A quoi cela servira-t-il ! Regroupés ou non dans un village, on sera soumis aux mêmes lois, à la même administration, comme aujourd’hui !

 

- Ce n’est pas cela que j’ai à l’esprit.

 

- Mais quoi, alors ?

 

- On négocie avec l’Etat la concession d’un territoire où vivre selon nos propres principes. 

 

- Ils ne voudront jamais !

 

- L’a-t-on déjà essayé ?

 

- Un territoire, mais où ?

 

- Aussi farfelu que cela vous paraisse, je vous propose de laisser pour le moment de côté la question du lieu. 

 

Le groupe réuni ce soir-là mit sur le chantier un embryon de charte qui lierait tous les volontaires pour une « migration intérieure » et les constituerait en force de proposition face aux Pouvoirs Publics. Diffusé de groupes locaux en groupes locaux, ce premier document fit l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel vide. Ce fut comme une évidence soudaine. Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt ? Du fond de milliers d’âmes s’éleva une puissante vague d’espoir. Lorsque la rédaction du document fut stabilisée, ce furent des dizaines de milliers de personnes qui se déclarèrent volontaires pour cette forme de migration. Une délégation fut alors chargée de négocier l’attribution d’un territoire avec les Pouvoirs Publics. Les représentants de ceux-ci manquèrent tomber de leurs fauteuils. Certes, le Renseignement n’avait pas été complètement sourd à ce qui se tramait, mais comme tous les échanges s’étaient fait par courrier postal et non numérique, l’essentiel lui avait échappé. La surprise des médias ne fut pas moindre et, malgré les objurgations de la puissance publique qui voulait étouffer l’affaire, le sujet était trop exceptionnel pour que tous acceptassent de le taire. 

 

Le gouvernement, qui avait du mal à cerner le phénomène, tenta alors de gagner du temps. Il nous envoya ses négociateurs les plus retors. Mais notre délégation s’était préparée à cela de longue main, elle maintint la pression, et, devant les manœuvres dilatoires de ses interlocuteurs, des mouvements non-violents commencèrent à apparaître partout. S’éteignant ici et se rallumant ailleurs en une valse lancinante, ils désarçonnaient les forces de l’ordre qui couraient d’un lieu à un autre comme des canards sans tête. La stratégie convenue était de ne pas laisser souffler les autorités. Ce fut un combat pied à pied, mais  face à un phénomène complètement inédit les politiques avaient toujours un temps de retard. Leurs représentants finirent par donner un accord de principe, comptant que la discussion du lieu à attribuer pourrait permettre, en s’éternisant, de noyer le poisson. Mais nos délégués les firent avancer sans leur laisser reprendre haleine. Lorsqu’un accord fut proche d’aboutir et comme l’Etat, pour sa perte de souveraineté sur une part de son territoire, demandait une indemnité qui dépassait les moyens des migrants, une seconde charte circula qui rassembla en quelques jours des centaines de milliers de signatures: tous ceux qui, sans vouloir déménager, s’engageaient à mettre des moyens matériels et financiers au service de leurs frères et soeurs. 

 

Un territoire nous fut finalement concédé sous condition que nous ne ferions pas de prosélytisme au delà de nos futures frontières. Je passe rapidement sur la suite, car tout le monde l’a en mémoire. Il nous fallut des années avant que nous réussissions à donner à notre modeste état une homéostasie durable. Si ces premiers temps furent parfois très rudes, ils furent moins dramatiques que ceux des Pilgrim Fathers sur leurs nouvelles terres. Il fallut d’abord rassurer les habitants de ces lieux pour qui nous étions d’étranges envahisseurs, si semblables à eux et si différents en même temps. Nous étions sociables, et ils le savaient, mais la propagande gouvernementale s’était donné pour objectif de nous rendre la tâche difficile, aussi notre image était quelque peu brouillée à leurs yeux. Nous élaborâmes en commun un modus vivendi respectueux de tous. Un certain nombre d’entre eux choisit cependant de s’en aller. Ils n’eurent aucun mal à vendre maisons et exploitations aux immigrants que soutenait la deuxième charte. Notre autre grand chantier fut de passer d’une monoculture intensive, qui était dominante sur ce territoire, à une agriculture de subsistance, c’est-à-dire diversifiée sur un sol régénéré. En même temps, nous devions apporter le plus grand soin à nous organiser en véritable démocratie. 

 

Nous voilà en l’an de grâce 2033. Nous sommes une des milliers de communautés qui, au cours des millénaires, ont osé réinventer la société. Ma vie personnelle y a trouvé son sens. Mes descendants peuvent envisager l’avenir sous les meilleurs auspices. Qu’y a-t-il de plus exaltant que de pousser des portes invisibles ?